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Territoire numérique » : quelle définition pour quelle souveraineté ?

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Dans un contexte marqué par une dépendance croissante aux outils numériques et une compétition mondiale, les enjeux stratégiques autour du numérique n’ont jamais été aussi prégnants. Face au risque de dilution de leur souveraineté, les États cherchent à affirmer, en retour, leur souveraineté sur le cyberespace. Or, comment édicter des règles sur un territoire sans frontières clairement identifiées lorsque ce zone est marqué par des interconnexions croissantes qui en complexifient la maîtrise étatique ? Comment définir le « territoire numérique », étape indispensable pour espérer ensuite pouvoir affirmer sa souveraineté numérique ? Quelles sont les imbrications entre les notions de territoire numérique et de souveraineté ? C’est justement l’enjeu de cet article.

Saisir les enjeux de la souveraineté numérique

Souveraineté numérique : définition

L’expression « souveraineté numérique » est née à la fin des années 2000 et désigne la volonté et la capacité d’un État à agir dans le cyberespace et à le réguler, en appliquant son droit à la fois sur les infrastructures sur lesquelles s’appuie Internet pour fonctionner, et sur les données qui y sont échangées. La question de la souveraineté numérique touche à des enjeux stratégiques tels que la dépendance technologique et la maîtrise des données personnelles des utilisateurs.

Réfléchir à la souveraineté numérique amène à s’interroger sur les liens entre Internet et les États. Du point de vue technique et historique, Internet est né aux États-Unis. Son fonctionnement, son développement et sa gouvernance sont aujourd’hui majoritairement assurés par des acteurs privés. Les États n’interviennent qu’en seconde ligne, et les États-Unis occupent une place prépondérante, talonnés par les acteurs chinois.

Les enjeux juridiques, économiques, politiques et sécuritaires de la souveraineté numérique

Le numérique a désormais un impact sur les différents aspects de la société et de la vie quotidienne. Il est également devenu un élément clé de la croissance économique, de l’innovation et de la compétitivité. Tous ces éléments font de la souveraineté numérique un enjeu majeur pour les États, les entreprises et les citoyens, et les exposent à de nouveaux risques : cybercriminalité, espionnage ou encore désinformation. Les États cherchent donc à définir les frontières numériques et juridiques au sein du cyberespace afin de pouvoir y appliquer leur droit. On parle de « territorialisation du cyberespace ».

Pour un État, l’affirmation de sa souveraineté numérique passe par le contrôle de ses infrastructures, données et technologies numériques afin de protéger ses intérêts, à la fois économiques, politiques et sécuritaires. Concrètement, il s’agit de maîtriser des technologies clés, d’assurer la sécurité des réseaux et de protéger la vie privée des utilisateurs et la confidentialité des données.

Le « territoire numérique », une notion complexe

Les limites floues du territoire numérique

À l’origine, la « territorialité » fait référence à un territoire terrestre, clairement défini par des frontières physiques. Elle s’est ensuite étendue à d’autres espaces (maritime, aérien, etc.), et même aujourd’hui au cyberespace. À la fois espace économique et social, mais aussi espace de conflit, le territoire numérique reste difficile à appréhender.

Contrairement aux frontières géographiques du territoire terrestre, les limites du territoire numérique ne sont pas clairement définies. Elles sont difficiles à établir, floues et mouvantes, ce qui complique la régulation et le contrôle des données et informations qui circulent au sein de cet espace. Définir les frontières de ce territoire numérique est pourtant indispensable pour qu’une souveraineté puisse s’y exercer.

La complexité de la gestion des données

Les grandes entreprises technologiques exercent une influence croissante sur la manière dont les données et les informations sont échangées et stockées, ce qui est de nature à remettre en question la souveraineté numérique des États. La centralisation des données et leur stockage dans des infrastructures cloud favorisent une délocalisation numérique vers l’étranger, principalement auprès des GAFAM américains.

C’est pour protéger les données qui lui appartiennent, mais qui sont situées en dehors de son territoire physique, que l’UE a fait évoluer la législation européenne. Elle a mis sur pied le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), qui impose à toute organisation de respecter les régulations européennes envers les données à caractère personnel des résidents européens. À l’inverse, le « CLOUD Act » permet aux autorités judiciaires américaines de contraindre les fournisseurs de services à leur fournir des données électroniques, quelle que soit leur localisation physique, dans le cadre de procédures pénales. Ce texte prédomine sur les réglementations européennes relatives à la protection de la vie privée.

Toutes ces régulations qui cherchent à défendre la souveraineté et les intérêts économiques des États contribuent à « entremêler » les territoires numériques européen et américain. L’émergence de grandes entreprises technologiques chinoises (les BATX, par analogie aux GAFAM, désignant Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) n’est pas de nature à simplifier la donne. La Russie a quant à elle adopté une approche plus directe, puisqu’elle a rendu obligatoire le fait de stocker les données personnelles de ses citoyens sur son territoire national. Elle a ainsi fusionné partiellement son territoire physique et son territoire numérique.

La constante évolution des technologies numériques

L’évolution rapide et constante des technologies numériques rend d’autant plus importante et indispensable l’affirmation par les États de leur souveraineté numérique. Le développement de la blockchain et le recours croissant à l’IA en sont les exemples les plus criants, puisqu’ils posent des défis nouveaux et complexes concernant les questions de réglementation et de gouvernance des données et systèmes informatiques.

Si les usages les plus connus de la blockchain relèvent du domaine monétaire, ils sont loin d’être les seuls. La technologie blockchain offre notamment des perspectives intéressantes en matière de cybersécurité (puisqu’elle peut garantir la confidentialité et l’intégrité des échanges et des données), de sécurisation des transactions ou encore de vote électronique (en garantissant l’intégrité d’un scrutin). Le développement de la blockchain pourrait accélérer la dilution de la souveraineté des États, en remettant en cause certaines de leurs prérogatives. Les Etats ont donc tout intérêt à monter en puissance sur le sujet de la technologie blockchain pour préserver leur souveraineté.

La course actuelle à l’Intelligence Artificielle pose également des questions de souveraineté. Les solutions basées sur l’intelligence artificielle recourent souvent à des modèles de machine learning, très gourmands en données, et même en données personnelles. Avec l’émergence d'outils comme ChatGPT disponible auprès du grand public, les questions de gouvernance, de protection et de confidentialité des données utilisées par l’IA sont ici très clairement posées.

Les défis à relever pour établir une souveraineté numérique

Établir une souveraineté numérique nécessite d’investir dans la recherche et de faire collaborer des acteurs de toute taille, afin de faire émerger des solutions indépendantes des États étrangers. Cette ambition se heurte cependant à certains défis.

Les défis réglementaires et légaux

Lorsqu’ils se placent dans une approche juridique de la question de la souveraineté numérique, les États entendent protéger les citoyens dans le cyberespace, et agir contre des entités malveillantes ou mues uniquement par des intérêts commerciaux. Cependant, la problématique de la « territorialité » est source de complexité. Elle rend difficiles les actions des États dans un certain nombre de domaines précis, notamment :

  • Incapacité à poursuivre des enquêtes judiciaires sur des données stockées dans des infrastructures cloud situées dans des états étrangers et non coopératifs,
  • Contrôle des flux de données (contenus vidéo, par exemple),
  • Respect des droits d’auteur,
  • Protection efficace des mineures vis-à-vis de la pornographie et des jeux en ligne.

Les défis économiques, industriels et technologiques

La question de la souveraineté numérique peut également être abordée sous l’angle de la dépendance économique et technologique à des puissances étrangères, dans un contexte de guerre technologique entre les États-Unis et la Chine.

Si l’Europe reste pour le moment prudente et évite de prendre parti dans ce conflit, elle cherche cependant à réaffirmer sa souveraineté numérique en agissant dans un certain nombre de domaines, à travers son plan NextGeneration (250 milliards d’euros) : législation sur les services numériques, renforcement de la compétitivité et de la résilience de l’Europe dans les technologies des semi-conducteurs, gouvernance européenne des données, etc.

Les défis en matière de sécurité

Le volet « sécurité » de la question de la souveraineté numérique dépasse lui aussi le cadre des frontières étatiques. Cette question ne saurait donc trouver de réponses à l’échelle d’un État. C’est désormais au niveau européen qu’il faut l’aborder.

Il est aujourd’hui nécessaire de poursuivre la collaboration entre les pays européens en matière de défense cyber. La révision de la directive NIS, le développement de la coopération militaire entre États européens en cas de cyberattaques ou encore le développement d’un tissu industriel de confiance à l’échelle européenne sont autant d’actions qui vont dans le sens d’un renforcement de la souveraineté européenne en matière de cybersécurité.

Les défis de la coopération entre les entreprises et les États

 

Il est aujourd’hui impossible d’espérer développer une souveraineté numérique à l’échelle européenne sans passer par une coopération accrue entre les acteurs des secteurs public et privé.

Grandes entreprises comme start-up ont besoin de l’aide de l’État (et des pouvoirs publics dans leur ensemble) pour casser les barrières et faire évoluer les réglementations qui freinent les développements commerciaux sur le marché européen. C’est grâce à cette coopération entre entreprises et États que pourront émerger des champions européens proposant des solutions souveraines.

 

 

Conclusion

À la croisée d’enjeux réglementaires, politiques, économiques et sécuritaires, la volonté d’affirmer sa souveraineté sur un territoire numérique pousse à la fois les États, les entreprises et les utilisateurs à repenser leur rapport à la technologie. L’enjeu ultime ? Reprendre la main sur leurs données en évitant toute servitude à des technologies étrangères. Un réel défi à l’aube de l’adoption de masse de l’Intelligence Artificielle.